De toute évidence, en 2015, le mot clé sur la philanthropie était « impact ». Et si, en 2016, nous lui préférions celui de « stratégie » ?
Pour de nombreux philanthropes, la notion d’impact a continué de faire son chemin, au point même que nous avons vu apparaître l’idée qu’elle devrait aller jusqu’à guider leur démarche philanthropique. Avec le concept d’« altruisme efficace », Peter Singer défend par exemple une vision utilitariste considérant « qu’une action est bonne si elle a les meilleures conséquences possibles pour tous ceux qui en sont affectés ». Le risque est alors, comme cela a déjà été évoqué sur ce blog, de nier l’intérêt d’une philanthropie qui puisse aussi financer des causes « désespérées », des projets qui parfois échouent mais qui permettent d’innover/progresser, etc.
Ainsi, pour démarrer 2016, nous vous proposons de découvrir l’article de la sociologue Linsey McGoey « Do today’s philanthropists hurt more than they help? », paru en octobre dernier dans Fortune et que nous avons traduit avec son accord.
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Les nouveaux philanthropes font-ils plus de mal que de bien ?
Alors que la philanthropie entre dans un second âge d’or, le changement social se perd dans le battage autour du don inspiré par l’économie de marché.
Dans l’une de ses nouvelles, « La Fausse monnaie », Charles Baudelaire décrit la rencontre fictive de deux amis et d’un mendiant.
Dans ce texte court, le narrateur et son ami offrent de la petite monnaie au miséreux, mais l’ami donne une plus grosse pièce. Le narrateur loue sa générosité. L’ami accepte le compliment puis, une fois qu’ils sont à bonne distance du mendiant, il ajoute que « c’était une fausse pièce ».
Le narrateur est abasourdi. Non seulement son ami a volontairement trompé le nécessiteux mais, pis encore, il se félicite de son geste. Sa satisfaction repose sur le fait que le mendiant ne s’est pas rendu compte de la supercherie. Le narrateur comprend que « son ami avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire ; gagner quarante sols et le cœur de Dieu ; emporter le paradis économiquement ; enfin, attraper gratis un brevet d’homme charitable. »
Le récit de Baudelaire a été écrit dans la deuxième moitié du 19ème siècle, époque à laquelle des industriels comme Andrew Carnegie et John D. Rockefeller ont commencé à canaliser leurs immenses fortunes dans certains des plus grands gestes philanthropiques de l’Histoire. Entre les fonds accordés aux bibliothèques publiques par Carnegie et l’investissement de Rockefeller dans la recherche biomédicale, leurs dons ont marqué un tournant dans l’action caritative, passant de l’aumône ponctuelle à un secteur en soi, supervisé par des conseillers en philanthropie rémunérés.
Cependant, la générosité des requins de la finance n’a pas suscité une reconnaissance générale. Dans son essai, « L’Âme humaine sous le régime socialiste », Oscar Wilde critique la tendance des bienfaiteurs à utiliser leur charité comme un rempart contre les exigences de la redistribution.
« Les meilleurs d’entre eux », écrit Wilde, « ne sont jamais reconnaissants. Ils sont ingrats, mécontents, indociles, ingouvernables. Et c’est leur droit strict… pourquoi ramasseraient-ils avec reconnaissances les croûtes de pain qui tombent de la table du riche ? Leur place serait à cette même table, et ils commencent à le savoir ».
Alors que la philanthropie entame une seconde période faste, les dons de bienfaiteurs comme Bill Gates et Warren Buffet rivalisant avec ceux de la fin de l’âge d’or, les sceptiques commencent à s’interroger : les propos de Wilde et Baudelaire sont-ils toujours pertinents ? Les philanthropes actuels dépensent-ils sciemment de la « fausse monnaie » ? Essaient-ils d’ « attraper gratis un brevet d’homme charitable » ?
Dans la plupart des cas, la réponse est un non ferme. La charité est prodiguée en toute bonne foi, avec empathie envers des inconnus proches et lointains. Et pourtant, une nouvelle tendance se développe en parallèle : le philanthrocapitalisme, une philanthropie plus musclée qui tente de combiner bénéfices et réduction de la pauvreté. L’impulsion directrice cachée derrière cette nouvelle philanthropie veut que l’on fasse une bonne action en même temps qu’une bonne affaire. Une autre question soulevée par Baudelaire demeure : à qui profitent les actes de charité ? à celui qui donne ou à celui qui reçoit ? À l’avant-plan de la nouvelle philanthropie, le mouvement de l’altruisme efficace est présenté comme radicalement différent des premières actions de charité, à cause de la tendance soi-disant nouvelle selon laquelle l’accent est mis sur les résultats chiffrables de l’offrande. Pionnier du mouvement, Peter Singer, bioéthicien controversé, a fait l’éloge de Buffett et de Gates, « les altruistes les plus efficaces de l’histoire ».
Ses éloges s’appuient sur l’ampleur de leur générosité plutôt que sur des preuves de leur efficience. Il est vrai qu’en termes de dollars, leur générosité est stupéfiante. Joel Fleishman fait remarquer dans The Foundation que la promesse de Buffett de faire don en 2006 de 31 milliards de dollars à la Fondation Gates représente, en monnaie de l’époque, plus que les dons cumulés de Rockefeller et Carnegie.
Mais proportionnellement au produit intérieur brut américain, la taille des fondations actuelles est faible comparée à leurs prédécesseurs. La dotation de la Fondation Ford au début des années 1960 représentait plus du double de la part du P.I.B. américain que celle de la Fondation Gates cinquante ans plus tard. Depuis les années 1970, le volume des dons de bienfaisance aux États-Unis « en tant que part du P.I.B. s’est rarement éloigné des 2 % », souligne Suzanne Perry dans The Chronicle of Philanthropy, « malgré l’énorme augmentation du nombre d’œuvres de charité, de collectes de fonds et de campagnes régulières destinées à encourager les dons ».
Les entreprises sont devenues beaucoup plus pingres. Mark Kramer et Michael Porter ont noté que la générosité des sociétés, proportionnellement aux bénéfices, a chuté depuis les années 1980. Depuis cette époque, elle n’a cessé de faiblir, passant de 2.1 % des bénéfices avant impôts au milieu des années 1980 à 0.08 % en 2013.
L’hypothèse de Singer selon laquelle Buffett et Gates sont plus efficaces que les premiers philanthropes n’est donc pas étayée par ces données. Certaines actions de la Fondation Gates sont mesurables. Les taux de vaccination sont en hausse ; la mortalité infantile mondiale recule, le travail de la fondation dans le domaine de la santé y ayant fortement contribué. Mais comparé aux donations publiques, les subventions de la Fondation Gates sont infimes dans le paysage de la santé mondiale : le gouvernement américain a investi plus de 65 milliards de dollars dans les programmes de lutte contre le HIV/SIDA. Cela représente le double du montant global accordé par la Fondation Gates à l’éducation américaine, la santé et l’agriculture mondiales depuis sa création.
À ce jour, il y a eu plus de battage que de preuves tangibles des réalisations concrètes imputables à l’altruisme. L’évolution semble souvent être mesurée et renforcée par des boucles de rétroaction autonomes. Les donateurs privilégient ce que leurs détracteurs perçoivent comme des opportunités trop faciles : des projets d’aide dont les résultats sont assez facilement mesurables.
Nous entendons souvent parler des effets positifs de certains programmes, comme les bénéfices des campagnes mondiales de déparasitage dont on pensait autrefois qu’elles avaient un impact déterminant sur le niveau scolaire des pays en voie de développement, jusqu’à ce qu’une étude récente, menée par un groupe de recherche indépendant, Cochrane, ne sème le doute. On accorde beaucoup moins d’attention aux scénarios contrefactuels. Par exemple, quel serait le coût des programmes d’aide sociale si l’impôt sur le revenu disparaissait par suite d’exonérations d’impôts avantageuses accordées aux philanthropes sur leurs projets phares ?
Les partisans de la philanthropie actuelle ne sont jamais à court d’exagérations. L’organisateur d’une récente conférence sur l’altruisme efficace sur le campus de Google’s Quad à Mountain View aurait affirmé que « l’altruisme actif pourrait être le dernier mouvement social dont nous ayons besoin ». Mais il est clair que la hausse du volume total des don au cours des dix dernières années n’a pas réduit les inégalités dans des pays riches tels que les États-Unis ou le Royaume-Uni.
Les fondations philanthropiques se sont rapidement développées aux États-Unis au cours des quinze dernières années : dans cet intervalle, le nombre de fondations privées a doublé, passant d’environ 40 000 à plus de 85 000. Mais cette montée en flèche n’a en rien réduit la misère dans le monde. Un rapport de 2012, dressé par le National Poverty Center de l’Université de Michigan, souligne qu’aux États-Unis, « la prévalence de l’extrême pauvreté s’est fortement accrue entre 1996 et 2011 ». En se penchant sur la philanthropie au XIXème siècle, on se retrouve face à une question ironique : l’augmentation de la charité aurait-elle simplement exacerbé les inégalités économiques en contrecarrant les demandes de hausse des salaires et le droit à la syndicalisation ?
Dans son premier essai Richesse, Carnegie presse les riches à partager leur butin, seulement quelques années avant la bataille d’Homestead de 1892, l’une des grèves les plus meurtrières de l’histoire américaine, dans laquelle il a brutalement enrayé les appels florissants à la syndicalisation, tout en faisant généreusement œuvre de charité envers ses ouvriers. David Nasaw, biographe de Carnegie, écrit que « Paradoxalement, Carnegie est devenu plus impitoyable dans sa course aux bénéfices après avoir décidé que ses profits seraient distribués de son vivant ».
Nasaw ajoute : « En démontrant que le millionnaire était le seul en qui l’on puisse avoir confiance pour dépenser ses millions, de la manière qu’il pensait être la meilleure, Carnegie promulguait une doctrine profondément antidémocratique, presque féodale dans son paternalisme. »
Pour les « altruistes efficaces », il est évident que la charité privée est le meilleur moyen d’améliorer les conditions de vie. « Les philanthrocapitalistes d’aujourd’hui voient le monde plein de graves problèmes qu’ils — et peut-être seulement eux — peuvent et doivent résoudre », écrivent Matthew Bishop et Michael Green dans Philanthrocapitalism : How Giving Can Save the World, livre qui est devenu l’équivalent de la Bible pour les nouveaux philanthropes. Contrairement à ceux qui crient à la nouveauté, l’approche des donateurs actuels axée sur les résultats est peu différente de celle de Carnegie ou de Rockeffeller, qui affirmaient tous deux avec véhémence leur besoin de distribuer leur argent activement et efficacement.
Comme à l’époque de Carnegie, la philanthropie est souvent brandie pour justifier des profits faramineux.
« J’ai récemment fait don de 5 000 000 $ au total à différentes causes. J’ai hâte de vous en parler plus longuement », a tweeté mi-septembre Martin Shkreli, fondateur de Turing Pharmaceuticals, qui a été vilipendé pour la hausse de 5 000 % du prix du Daraprim.
C’est l’exemple type du philanthrocapitalisme en action : l’utilisation de la philanthropie pour détourner l’attention de pratiques commerciales qui entravent l’accès à des traitements vitaux. Et de la même façon qu’à l’époque de Carnegie, presque personne n’est dupe.
Lindsey McGoey est l’auteure de No Such thing as a Free Gift : The Gates Foundation and the Price of Philanthropy, édité par Verso Books.
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