Ce sondage Ifop**, réalisé du 9 au 11 août, a été conçu par Jérôme Fourquet, Directeur des études de l’IFOP, à partir d’une analyse menée par LIMITE avec le sociologue Alain Mergier, Président du Comité d’éthique de LIMITE. Il distingue les réponses des 43 % de Français qui déclarent avoir donné lors de précédentes mobilisations internationales.
Une première : les publics habituellement les plus généreux sont ici les plus sceptiques sur l’utilité de soutenir les associations.
Comme les ONG le ressentent, la cause somalienne fait nettement moins recette auprès du grand public que les précédents appels aux dons suite au tsunami ou au tremblement de terre en Haïti. Seuls 12% des Français déclarent en effet avoir déjà donné pour lutter contre la famine dans la Corne de l’Afrique, contre 37 % lors du tsunami et 25 % pour Haïti.
L’écart est encore plus parlant parmi les 65 ans et plus, qui constituent le noyau dur des donateurs et la cible principale des campagnes de collecte : respectivement 52 % et 48 % d’entre eux disent avoir donné lors du tsunami et pour Haïti contre seulement… 17 % pour la Somalie.
Quelques explications à cette situation assez inédite de résistance au don
Tout d’abord, un élément de contexte global : le sentiment aujourd’hui très massivement répandu dans la population (79 %) que, depuis un ou deux ans, les mauvaises nouvelles et les catastrophes s’enchaînent et se multiplient, suscitant en retour un effet de lassitude et de fatalisme.
Mais également, des motifs spécifiques à la Corne de l’Afrique :
- Quand on interroge les 31 % de Français qui s’étaient mobilisés à l’occasion du tsunami ou d’Haïti, mais qui n’ont pas donné pour la Somalie, la hiérarchie des raisons invoquées par ces non-donateurs est assez éloquente sur les causes « endogènes » au déficit de mobilisation.
- Au 1er chef, 40 % d’entre eux expliquent leur refus de donner par le risque « que l’argent et l’aide alimentaire seront détournés sur le terrain » et 28 % déclarent que « les dons et les aides qui ont été faits par le passé pour cette région du monde n’ont rien changé : la situation en est toujours au même point ». Ils sont 22 % à penser que leur don « ne changera rien à la situation et que les organisations et associations humanitaires ne peuvent pas faire grand-chose sur place ». Dans le détail, il apparaît que les raisons propres à la situation sur place sont nettement plus citées par les seniors, qui constituent normalement le cœur battant des donateurs. La crainte de détournement de l’argent atteint 49 % parmi les 65 ans et plus (contre 35 % parmi les moins de 35 ans), le faible impact des précédentes campagnes dans la région 37 % (contre 20 % seulement chez les plus jeunes) et de la même façon 30 % des seniors (contre 11 % des moins de 35 ans) estiment que les ONG ne peuvent pas faire grand-chose sur place.
Cette vision pessimiste de la situation sur le terrain qui vient freiner le don, notamment dans le cœur de cible des retraités, ressort également des réponses à une autre question. L’opinion publique formule de fait des jugements quasi unanimes dont les ONG devront tenir compte pour adapter leur discours :
95 % des Français sont d’accord avec l’idée selon laquelle « dans cette région d’Afrique, la famine revient très régulièrement depuis de nombreuses années sans que l’action humanitaire ne résolve le problème car il faudrait des vraies réponses de fond au plan politique et économique ». Cette représentation d’un véritable « tonneau des Danaïdes » est encore plus présente parmi les seniors qui ont en mémoire l’histoire des famines dans cette région.
91 % des Français estiment que « cette région d’Afrique n’est plus gouvernée et est à la dérive depuis des années », ce qui explique qu’on craigne des détournements de l’aide sur place et que l’absence d’infrastructures porte préjudice au travail des ONG.
Dans ce contexte, on comprend alors que 87 % jugent que « face à une catastrophe humanitaire de cette ampleur, ce n’est pas à nous mais aux Etats et aux organisations comme l’ONU de venir en aide à ces populations ». Ce jugement est très important car il semble indiquer que l’opinion publique ne crédite pas les ONG d’une efficacité dans cette crise. D’ailleurs, 85 % répondent que « face à l’ampleur des difficultés sur place, les associations humanitaires sont impuissantes », alors que, dans les autres catastrophes, on se tourne d’abord vers les ONG, plus réactives et plus proches du terrain que les Etats.
Des solutions pour inciter les Français à donner pour la Corne de l’Afrique
Quels seraient alors les leviers à actionner pour néanmoins inciter au don les 31 % de Français qui s’étaient mobilisés lors des grandes crises précédentes, mais qui n’ont pas donné cette fois ?
- 90 % déclarent que si des ONG soutenaient un programme qui conjugue aide d’urgence et action à long terme pour que ces situations ne se reproduisent pas, cela les inciterait à donner. Ce traitement du problème à la racine pour répondre au sentiment très répandu d’un éternel recommencement de ces crises dans la région rencontrerait un écho, notamment parmi les seniors (61 % déclarent que cela les inciterait « beaucoup », contre 40 % parmi les moins de 35 ans).
- Autre piste, que l’on peut relier à l’actualité immédiate sur la crise et la contribution des catégories les plus favorisées, 86 % des anciens donateurs ne s’étant pas mobilisés cette fois indiquent que si des ONG « demandaient à des grandes entreprises ou à des personnalités fortunées de s’engager à donner autant que le grand public comme cela se fait dans d’autres pays », cela les motiverait à donner, 51 % disent même « beaucoup ». Cet « appel aux riches » s’explique par l’ampleur de la tâche (il faut donc mobiliser des moyens considérables), mais fait également écho aux débats et prises de parole récents sur l’implication des plus fortunés dans les efforts de redressement des comptes publics.
- En revanche, l’accroissement des déductions fiscales pour les dons est la piste qui fait le moins recette (53 % de citations), tout comme la collecte de produits alimentaires à la sortie des supermarchés (57 %).
C’est donc la première fois que l’on constate, dans un contexte de catastrophe humanitaire, un tel scepticisme du public sur l’efficacité du don ; les donateurs traditionnels et fidèles sont même plus tranchés que les autres sur l’impuissance des ONG à régler cette situation. On distingue un phénomène de répétition de crises conjugué à des causes endogènes à cette région du globe, mais aussi des raisons plus complexes liées à une évolution du rapport au don qui peuvent laisser présager d’un changement profond.
La connaissance, la perception et la logique des donateurs ont radicalement changé : ils doutent de la capacité des ONG à résoudre cette crise et s’en remettent aux Etats et à l’ONU, ainsi qu’aux « nouveaux philanthropes façon Bill Gates». Jusqu’ici, l’économie du don a fonctionné sur l’évidence que les ONG sont les meilleures garantes pour régler les situations de crise humanitaire. Si cette évidence disparaissait, c’est l’équation même du rapport au don qui pourrait s’en trouver modifiée.
Alors, même si la confiance reste solide (puisqu’un réservoir de 8 % de Français affirme avoir l’intention de donner pour la Corne de l’Afrique et que seuls 3 % d’anciens donateurs déclarent avoir décidé de ne plus donner aux associations), il s’agit bien de tenir compte de ce mouvement de fond : alors que la rhétorique et les médias de la plupart des associations n’ont pas changé depuis le Biafra, les perceptions et la connaissance des donateurs, elles, ont radicalement changé.
Ce qui appelle des communications collaboratives, qui argumentent de manière ouverte l’utilité et l’efficacité de l’intervention humanitaire (urgence et long terme, capacité à accéder aux populations, effet levier sur les pouvoirs publics internationaux, stratégies d’action, etc.), des programmes de communication qui vont au-delà de l’urgence pour ouvrir le dialogue avec les donateurs : prendre en compte leurs doutes, répondre à leurs interrogations, avouer les difficultés… en d’autres termes, partager avec eux ce que leur don produit.
* http://www.lejdd.fr/Societe/Actualite/Sondage-dons-francais-pour-la-Somalie-379659/?from=headlines
** questionnaire auto-administré en ligne auprès d’un échantillon de 1003 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus – méthode dite « des quotas ».
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